Saison 23/24 > Danse > Boris Charmatz
Danse
Fêtes de la danse
Boris Charmatz
vendredi 01 décembre 2023 - 19h00
Spectacle de la Saison 23/24Boléro 2 – Étrangler le temps
En hommage à Odile Duboc, les deux interprètes proposent une première partie, librement inspirée de la chorégraphie du duo Boléro 2 pour livrer une autre partition issue de leurs mémoires qui prend appui sur la musique répétitive de Maurice Ravel. En deuxième partie, ils interprètent la version originale de la chorégraphie.
Après des études à l’école de danse de l’Opéra national de Paris et au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon, Boris Charmatz crée et interprète avec Dimitri Chamblas À bras-le-corps (1993), pièce charnière encore présentée aujourd’hui et entrée au répertoire du ballet de l’Opéra national de Paris en 2017. De 2009 à 2018, Boris Charmatz dirige le centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne et y déploie le musée de la Danse. Artiste associé en 2011 du Festival d’Avignon, il est invité au MoMA (New York), à la Tate Modern (Londres). En septembre 2022, Boris Charmatz prend la direction du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch pour y développer, avec [terrain], un nouveau projet entre la France et l’Allemagne.
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DUO
par Emmanuelle Huynh in Nouvelles de Danse, 1996
Il est difficile de livrer un texte sur un duo lorsque l’on en est acteur. Difficile de faire naviguer
l’écriture entre la sensation, invisible par essence, et le regard que l’on peut porter sur le travail
par le truchement d’un autre oeil, celui de la caméra. La puissance et les ressorts de l’intime, du
fantasme et de la jouissance sont pleinement à l’oeuvre dans un duo. Ce texte ne sera pas la livraison
de ces ressorts qui, sans être à mon sens très originaux, n’en sont pas moins privés et parfois secrets
à moi-même.
Il sera plutôt la tentative de cerner la nature de ce qu’est cette danse à deux, exécutée dans une
grande lenteur, une économie de mouvement et un espace réduit.
Ce qui constitue le duo aujourd’hui est le relief – le reste – et la condensation de maintes
étapes nourries d’improvisations et d’exercices. Sa généalogie éclaire la nature de ce relief.
Au tout début du travail, Odile nous montre des reproductions d’oeuvres de Camille Claudel : « La
Valse », « L’Implorante », « Les Causeuses ». Nous lit quelques lignes de Sylvie Germain sur les arbres
et leurs racines. On parle de ne presque pas bouger, de faire très peu. Face au crescendo implacable
du Boléro, le duo doit résister à l’appel du mouvement et de l’espace. En cela, il est le pendant
opposé des deux autres versions qui constituent la pièce. À la volubilité de la version à dix danseurs,
le duo répond par une économie de mouvement. À l’espace déployé et envahi de celle à vingt, répond
celui très circonscrit du duo.
La nature propre de la résistance évoquée plus haut, ce qu’elle donne à voir, a sa clé dans les divers
exercices qu’Odile nous propose. De dos, assis sur des tabourets, nous cherchons l’air de ce corps,
qu’Odile veut voir alors comme une colonne d’air alimentée en même temps que court-circuitée sans cesse
par la desserte en son sein de mille arrivées, canaux annexes ralliant tous les endroits du corps. Par
le jeu de l’expiration et de l’inspiration, la colonne vertébrale décline un corps qui est tour à tour
et parfois simultanément aspiration, suspension, apnée, déflagration pneumatique, secousse, implosion,
appel et sanglot d’air, nappe, flux. Après une circulation que parfois seule mon imagination connaît,
une apnée emprunte un dessin final que ponctue ou défait le flottement de la tête.
Odile nous donne l’opportunité de nous regarder travailler et l’observation du dos de Boris me
fait l’effet d’un véritable périple, d’un voyage en cette partie du corps qu’il est si difficile
d’habiter d’une expression, puisque tous les outils de signalisation, reconnaissance et communication
se situent plutôt à la face. J’avais ressenti cette même impression de voyage à la vue du solo de dos
de Trisha Brown « If you couldn’t see me ».
Odile propose de transposer l’exercice debout, ce qui me semble plus difficile. La surface d’appui au
sol – le pied – est alors considérablement réduite et donc l’équilibre plus périlleux. La jambe, dans
son éloignement anatomique par rapport à la colonne et aux poumons et peut-être aussi en l’absence
d’organe en son sein, transmet ou reçoit les signaux selon un mode propre. À cet exercice s’ajoute très
vite la consigne d’activer la mémoire des oeuvres de Camille Claudel. Des mouvements qui les animent.
De ces grandes spirales qui enroulent les corps sur des axes imaginaires ou sur eux-mêmes. Des abandons
qui lovent un corps au creux d’un autre. De ces élans qui, au contraire, l’appellent, le portent hors
de lui-même. La danse porte aujourd’hui la trace des lignes d’intensité de ces mouvements de pierre.
Odile nous fait remarquer la base de « La Valse » : les pieds sont mêlés, inextricablement, et
le couple semble s’extraire peu à peu d’un sol matriciel.
Cette idée d’extraction me paraît très importante dans le duo : extraction du sol, de soi-même. Le
mouvement de l’extraction est guidé par l’idée de sortir de… pour aller vers. C’est le mouvement de
l’intention, du désir. C’est le mouvement-tension qui fait du corps tout à la fois l’origine, le chemin
et la destination. Il nous assigne à notre résidence – le corps – en même temps qu’il nous porte hors
de lui, nous en arrache. C’est le mouvement-chemin du hors-soi, vers l’espace, vers l’Autre.
Souvent je me suis sentie bouleversée par l’émotion qu’ont engendrés ces simples exercices. J’avais
l’impression de confusément toucher à quelque chose d’originel à l’endroit du mouvement, débarassé là
des scories gestuelles, chorégraphiques et stylistiques ou de l’image constituée dans laquelle se tient
parfois le corps du danseur.
L’exercice de contact sans leader requiert une toute autre attention. La surface dorsale de
l’un et la face du corps de l’autre sont le contact entre Boris et moi pour à la fois suivre et guider
le mouvement. A aucun moment l’un ou l’autre ne doit exclusivement suivre ou initier. L’opposition
actif-passif s’effondre dans une écoute permanente de l’autre comme soi et de soi comme autre. Le
mouvement qui résulte de cette écoute est agi par les deux sans qu’aucun ne puisse prétendre à la
paternité du dessin. Ce corps totalisé, devenu bicéphale, doit alors s’ouvrir de tout son être, pour
capter l’information du mouvement. L’exercice s’exécute les yeux fermés. La peau devient le point de
transmission majeur en même temps que le relais d’une infinie douceur de ce qui advient alors.
À cet endroit, et dans l’extrême lenteur que requiert cet exercice, j’ai à nouveau le sentiment
d’une expérience fondamentale. Maurice Merleau-Ponty parle dans « Le Visible et l’Invisible » et « L’oeil
et l’Esprit » de la vision comme l’expérience humaine qui nous ouvre sur le monde en même temps que
nous nous ouvrons à lui. Nous sommes ce voyant-visible qui, dès lors, est constitué de la même chair
que le monde. Dans l’exercice d’Odile, c’est le sentant-senti, le touchant-touché, dont Merleau-Ponty
parle aussi comme d’une ouverture au monde, à l’Autre, qui sont à l’oeuvre. En même temps que je suis
touchée, je touche et je ne touche qu’en étant touchée.
Le soin porté à l’autre et à soi-même alors indifférenciés, le caractère fusionnel que produit la
consigne comportent une dimension sensuelle et nous placent d’emblée dans les ressorts du rapport
amoureux. Cela parachève mon attachement à l’exercice.
Dans la non-connaissance et la non-anticipation dans lesquelles nous plonge cette improvisation, la
seule certitude est le relais que nous sommes l’un à l’autre de cette danse qui n’est que circulation,
échange et donc figure du désir. Lorsque plus tard, lors de la construction, nous tentons de “répéter”
ces moments d’improvisation, force est de constater la grande difficulté à maintenir cette subtile
circulation sans laquelle il n’y a qu’un mouvement identique exécuté par deux corps, ou l’embrassade
sans équivoque de l’un par l’autre. La conservation des différentes strates de lecture que recèlent
les improvisations qui ont nourri le duo, reste la tâche à accomplir chaque fois que nous dansons.
L’exercice de manipulation est peut-être celui dont la teneur et la qualité sont les plus faciles à
transposer dans la forme écrite du duo. L’un de nous manipule l’autre qui, les yeux fermés tente de
répondre avec précision, simplicité, et dans un souci d’économie d’engagement musculaire et d’isolement
articulaire. La précaution et le jeu partagent la tâche du sculpteur de chair. Son tour venu, il devient
le corps à modeler intelligent qui se confie à l’autre… les yeux fermés. Où il est question d’un souci
de l’autre et d’une responsabilité, d’une compréhension, ici de l’anatomie et de ses lois, de choix et
d’engagement. Ne sont-ce pas les mots propres à la sphère éthique ? J’aime quand la danse nous parle
ainsi de nous-même.
La construction s’est faite à partir des improvisations dont les consignes se sont trouvées
mélangées et parfois modifiées : Boris ou moi avons improvisé seuls avec la mémoire du corps de l’autre.
La force de l’improvisation tient à ceci que les formes adviennent sans qu’elles aient été préconçues.
Elles surgissent dans un présent qui ne porte aucune trace du passé et ne laisse rien présager du
futur. Cette dimension d’un pur présent est sans doute ce qu’il est le plus difficile à traverser au
moment où le phénomène de ladite répétition tend à surdéterminer la forme, puisque désormais, on est
dans la connaissance de ce qui la précède et la suit. J’avoue trouver un grand plaisir dans ce travail
de l’infime perceptible qui peut totalement transformer la lecture du duo.
Les formes sont simples. Il s’agit de les investir de telle façon que l’on ne soit pas dans l’univocité
d’une grille de lecture : celle d’un couple s’enlaçant. Les nuances sont nombreuses : flottement,
sommeil, rêve, rapprochement amoureux, tension, défaillance, confiance, abandon… Le travail consiste à
exhaler toutes ces nuances.
Danser comme si c’était la première fois, comme si c’était une improvisation.
Ce qui m’attache particulièrement à ce duo c’est le fait que ces strates n’ont pas été obtenues
en les cherchant pour elles-mêmes. Mais à partir d’exercices très simples, où, plutôt qu’une recherche
formelle complexe ou affectée, c’est son investissement, la façon dont elle est habitée qui sont
travaillés, affinés. C’est la force du travail d’Odile dans ce duo. Son risque aussi. Il est bien sûr
impossible d’abstraire le fait qu’il s’agit là d’un homme et d’une femme dansant ensemble. Et c’est
sur ce fond là que se vit et se lit cette danse.
Le paradoxe de la musique de Ravel souligné par Jankélévitch, à savoir, l’immobilité
obsessionnelle du crescendo contenu, se trouve renforcé par la nature du temps de cette danse. Elle a
conservé de l’improvisation ce caractère de présent sans trace qui la place d’emblée hors du temps,
sans commencement ni fin, dans une éternité que n’entame pas l’achèvement de la musique. Lorsque celleci
débute, nous sommes debout, les yeux fermés, sans doute depuis toujours. La danse est un moment
saisi dans l’éternité de ce mouvement-désir qui circule et que rien ne vient résoudre, faire enfin
exploser.
“Les arbres se tiennent immobiles, à jamais amarrés aux ténèbres du sol par leurs longues racines et
par le poids terrible de leur propre masse. (…) Ils s’efforcent de croître plus haut, toujours plus
haut. Ils se tendent vers le ciel où tournoient les oiseaux, où ondoie la lumière, scintillent les
étoiles. Et leurs branches se courbent, alourdies de fatigue, s’enlacent les unes aux autres et se
nouent en silence.”1
Belfort, le 7 février 1996
Sylvie GERMAIN, Immensités, Gallimard, 1993.
Entretien Boris Charmatz / Emmanuelle Huynh
Etrangler le temps
Vous avez créé le duo des Trois Boléros avec Odile Duboc, vous avez dansé la pièce ainsi que le duo seul pendant de longues années, avant de le reprendre sous une forme ralentie, nommée Etrangler le temps. Qu’est-ce qui fait que vous continuiez de revenir à cette matière, à la danser et à la réinterpréter ?
Boris Charmatz : Dans la pièce Trois Boléros de Odile Duboc, le duo était déjà un moment à part, en raison de la structure de la pièce, mais aussi parce qu’il a été répété à part ; c’était presque une pièce dans la pièce. Par la suite, nous avons souvent eu l’occasion de danser le duo séparément de la pièce, dans des contextes qui le transformaient : dans une forêt, dans le hall du théâtre Bastille… Pour nous, il a toujours eu ce statut modulable, adaptable. Au moment de la préfiguration du Musée de la danse, j’ai décidé de faire une sorte de happening où toutes les pièces présentées seraient au ralenti. Je me suis dit qu’il pouvait être intéressant d’amener dans ce contexte un duo qui était déjà très lent. La question chorégraphique tenait à la possibilité de pousser cette lenteur encore plus loin, sans estomper les qualités sensibles du duo. Pour cela, nous avons commencé par ralentir la musique trois fois – sachant que la version utilisée, celle de Celibidache, est déjà très lente, puisqu’elle fait plusieurs minutes de plus que les versions « orthodoxes ». C’est là qu’est né ce duo étiré, ralenti. Dans le cadre de cette nuit Etrangler le temps, l’idée était uniquement de performer le duo plus lentement. Par la suite, c’est Emmanuelle qui a poussé pour qu’on retravaille cette matière, qu’on décompose, qu’on troue le duo, qu’on improvise dans ces trous, pour faire advenir quelque chose de plus qu’un travail sur le temps. Le deuxième temps a donc été une réappropriation, consistant à ouvrir de nouvelles pistes de travail, à inventer des passages qui n’étaient pas dans l’original. Les versions que nous avons faite à Rennes et celle que nous avons créée ensuite à Avignon sont très proches, nous n’avons pas tout modifié de fond en comble. Mais c’est vraiment l’initiative de Emmanuelle qui nous a poussés à reconsidérer l’écriture, pour nous donner une plus grande marge de manœuvre à l’intérieur du duo.
Il me semble qu’au moment de la création du duo, Odile Duboc vous avait laissé une assez grande liberté dans l’invention de la matière chorégraphique.
BC : Oui, ça s’est fait à trois. Tout s’est déroulé sous l’œil d’Odile, avec les textes, les lectures, les exercices qu’elle a apporté, son regard sur le mouvement. Mais sur la construction du duo en tant que telle, elle nous a laissé beaucoup de liberté. La pièce a été façonné sur nous, à partir de notre danse, de nos corps, de nos improvisations. Odile a accepté que son projet de départ, que sa projection soit entraînée par nos propositions. Je dirais que c’était vraiment sa chorégraphie, mais c’est aussi notre danse. Dès le départ.
Emmanuelle Huynh : Odile parlait, à propos de ce duo, « d’œil chorégraphique ». Elle a été très heureuse, comme tu le dis Boris, d’avoir été entraînée. Elle nous a mis sur la piste, en nous montrant la valse de Claudel, le Baiser de Rodin, en impulsant des exercices liés à l’air, au repoussé, en nous disant d’improviser comme une spirale. Sans jamais qu’elle ne mentionne explicitement un état amoureux, nous nous sommes retrouvés enlacés ; de notre côté, nous étions occupés à tout autre chose, à savoir des questions liées à l’unisson : comment sculpter le corps de l’un à travers un unisson, puis se décaler pour se retrouver à travers le corps de l’autre. A travers les références et les exercices proposés par odile, le fait que nous soyons un homme et une femme, et la machine désirante qui nous organisaient l’un et l’autre, ce qui est sorti de tout ça porte une tonalité très sensuelle. Elle nous a amenés vers ce seuil, tout en nous laissant une grande liberté pour explorer ensemble cet espace du désir.
Comment avez-vous rencontré le travail de Odile Duboc, et comment qualifieriez-vous son influence sur votre danse ?
EH : Boris travaillait déjà avec Odile depuis sa pièce précédente, le Projet de la matière. Pour le duo, elle cherchait la danseuse qui irait avec lui, en terme de taille, de volume. Beaucoup de très bonnes danseuses dansaient pour elle, mais plus petites, plus fines, qui auraient peut-être donné une image plus « classique » de la relation entre le masculin et le féminin : une image trop explicite de « protection », ou en tous cas un déséquilibre trop important. Elle voulait éviter ce déséquilibre. Je pense que c’est pour cette raison qu’elle m’a choisie.
BC : Emmanuelle a rencontré le travail d’Odile avant moi, elle avait participé au spectacle Insurrection en 1989. Moi je suis arrivé en 92, pour les premières répétitions du Projet de la matière.
EH : Oui, en 1988, j’ai failli arrêter de danser à cause de douleurs au dos, et Odile m’a proposé de travailler sur Insurrection. Avant cela, j’avais fait quelques stages avec elle, et j’avais beaucoup aimé cette approche fondée sur les éléments, « eau, air, terre, feu ». Mais le travail sur Insurrection s’est mal passé. Elle avait vu quelque chose en moi qu’elle aimait ; je sortais de Mudra, mais je ne savais pas improviser, et j’avais une présence qui ne collait pas avec ce qu’elle recherchait. Lorsque j’ai vu Projet de la matière en 93, je venais de faire Factory avec Hervé Robbe, et j’y ai vu un déferlement de d’états de corps inouïs, incroyables. Je suis allée la voir, et je lui ai dit que c’est sur cette pièce que nous aurions dû nous rencontrer… Elle s’est sans doute souvenue de ça lorsqu’elle a commencé à chercher la danseuse qui pourrait physiquement correspondre à Boris pour le duo. Tout ça pour dire que j’ai rencontré Odile avant toi, certes, mais d’une part, ça n’a pas marché du premier coup, et d’autre part, elle n’avait pas encore développé la matière et la pensée qui s’est formalisée pendant le Projet de la matière – et qui a eu une très grande influence sur la danse contemporaine. Les Boléros, et tout particulièrement le duo je crois, épaississent cette démarche initiée par Projet de la matière. Pour ce qui est de la présence d’Odile dans nos corps, Boris a fait Herses l’année d’après, où il est beaucoup question de duos, de deux ; et moi j’ai fait Tout contre, comme si nous avions été nourris par cette question du deux et du rapport à la peau.
BC : Le Projet de la matière m’a énormément marqué en tant que danseur et la matrice du duo a continué à m’habiter. J’ai continué à chercher dans certaines des directions indiquées par ce duo – notamment dans Herses en effet. Surtout, nous avons dansé, redansé, et continué à chercher à l’intérieur de cette écriture. Si je ne dis pas de bêtise, nous avons dû danser une centaine de fois la pièce Trois Boléros, sans compter la version du duo seul. Etrangler le temps se fonde sur toutes ces versions, ces répétitions. C’est sans doute la pièce que j’ai le plus dansée avec A bras le corps : ça laisse une marque très profonde. C’est dû aussi à l’extrême simplicité de mise en œuvre, dans les deux cas : deux corps, pas d’artifice. Nous pouvons danser le duo du Boléro n’importe où, sur n’importe quel sol. Pour ce qui est de Etrangler le temps, il y a une scénographie et une proposition de lumière de Yves Godin, mais là aussi, on peut malgré tout le jouer n’importe où.
En quoi a consisté le travail de reprise, d’improvisation et de déconstruction que vous avez avez mis en place dans un second temps ?
EH : Après les versions de Rennes et d’Avignon, je me suis dit qu’il y avait matière à en faire davantage qu’un one shot. Nous avons commencé par opérer un travail de démontage de l’ordre des matières, de manière à nous laisser de la place. Cela nous a posé des problèmes de mémoire par rapport à l’ordre des séquences : en ralentissant, on perd ses repères. Je dirais qu’aujourd’hui, ces parties nouvelles, constituées d’improvisation, mais qui s’écrivent progressivement, consistent à rejouer la mémoire des consignes d’Odile, avec l’histoire et l’archéologie de nos corps depuis 20 ans. Cela nous permet d’activer des choses qui nous ressemblent davantage aujourd’hui. Françoise Michel, la créatrice lumière d’Odile qui gère son héritage, m’a dit, après avoir vu cette version : « on dirait que tu danses du Butoh, ça ne ressemble pas à Odile »… C’est vrai, ça ne ressemble pas à Odile, je n’aurais pas improvisé comme ça à l’époque. Je m’autorise à le faire aujourd’hui, tandis que nous faisons ce geste, cette intervention sur et à partir de… Boris lui aussi amène une attitude construite par toutes ses années de danseur et de chorégraphe…
Cette opération d’étirer une pièce lente, qu’est-ce qu’elle engage d’un point de vue chorégraphique, kinesthésique, sensoriel ? En quoi est-elle différente d’un simple « ralenti » ?
EH : Au moment où Boris a proposé de ralentir le Boléro, j’avais déjà commencé à travailler avec Akira Kasai, et je lui avais posé cette question : « Akira, à la différence des autres danseurs de Butoh que je connais, vous dansez très vite, trop vite pour moi. Vous êtes une sorte de ballerine gracile, et moi je suis terrienne et lente ». Et il m’avait répondu : « je vais vite pour montrer la lenteur, pour qu’on puisse voir que les choses sont lentes ». Avec Akira, j’ai dû apprendre à aller vite. Dans notre duo, Spiel, nous faisons un jeu sur scène, qui est un « jeu Odile Duboc » – tu reconnaîtras Boris – ça s’appelle « le leader sans leader ». Il faut réussir à initier le mouvement en s’appuyant sur celui de l’autre et vice versa. Akira avait appelé ça « la limace rapide ». Ce qui me passionne dans ce ralenti c’est le fait de travailler sur un étirement qui n’est pas juste un ralenti. Le ralenti, au fond, c’est un procédé mécanique – le ralenti au cinéma par exemple. Mais qu’est-ce que ça donne dans des corps ? Lorsque nous lui avons parlé de ce projet, Odile avait d’ailleurs très peur que nous fassions du slow motion. Il y a des moments dans la pièce originale où le duo se gèle, et où l’un des deux en sort, à vitesse dite « normale ». Il faut réussir à garder vivant ce jeu des vitesses ; dans notre version, j’essaie de faire en sorte que chaque moment ait une forme d’entièreté pour lui-même ; de laisser ouverte la possibilité que le mouvement aille ailleurs que là où il était la seconde d’avant. Même si on sait où on arrive à la fin, il est important que chaque moment reste ouvert, comme si la suite n’était pas encore écrite. Ce n’est pas facile. Mais il y a une grande intensité à continuer de danser comme si nous pouvions prendre une autre direction. C’est ce qui se produit dans les temps impartis à l’improvisation. Le ralentissement d’une pièce déjà lente offre cette intensité, cette suspension : essayer de maintenir un présent, à chaque seconde. C’est très différent d’un slow motion. Très différent aussi d’une pièce seulement lente, ou longue. J’aimerais utiliser les trois jours d’atelier au CND pour creuser cela.
BC : Ce que j’aime dans le jeu entre la version originale et Etrangler le temps, c’est justement que nous n’avons pas pris une danse rapide pour la ralentir, dans un geste contraire, un peu binaire. Ralentir le duo du boléro, c’est se replonger dans la création de ce duo. Cette idée, « la danse est lente, mais elle n’est pas juste au ralenti » faisait déjà partie des questions que nous nous sommes posées avec Odile, et qu’en un sens, nous nous sommes reposées pour Etrangler le temps. Comment intensifier, radicaliser encore cette expérience ? Du coup, en nous éloignant du projet d’Odile pour en faire le notre, nous nous en rapprochions.
Ce que j’aime vraiment avec le fait d’être interprète, et ce que j’ai aimé dans le Boléro, c’est justement de traverser des états ou des gestes que je ne ferais pas en tant que chorégraphe. C’est me mettre dans un autre corps. Outre le fait que je n’aurais pas travaillé avec Emmanuelle – parce qu’on ne se connaissait pas avant de faire le duo – je crois que ni l’un ni l’autre – et tu m’arrêtes Emmanuelle si je me trompe – n’aurions eu l’idée, ou l’envie, de faire une danse sur la musique du Boléro. Et nous ne nous serions probablement pas mis en scène, enlacés pendant 17 minutes, sur cette musique. Le plaisir de l’interprète tient au fait d’entrer dans d’autres coordonnées sensibles, qui ne sont pas celles de nos propres travaux – même si, en retour, ces expériences d’interprètes peuvent influencer les coordonnées propres de notre chorégraphie.
Cela correspond assez bien à cette phrase que tu avais prononcée, Boris – ou que Christophe Wavelet avait relaté lors de expo zéro au Life de Saint Nazaire : « Le patrimoine, c’est nous ».
BC : D’une certaine manière – et aussi parce qu’entre temps, Odile a disparu – c’est une manière de réintégrer cette danse là – qui est tout de même aussi la notre – dans notre propre corpus. Avec cette version, nous nous permettons des choix esthétiques qui n’étaient pas ceux d’Odile : la lumière et la scénographie de Yves Godin par exemple. Le fait d’enlever les costumes d’origine. Le fait de pousser la lenteur sur 50 minutes, qui fait que certains forte deviennent quasiment immobiles. Et puis il y a une fragilité de la composition, puisqu’on improvise à l’intérieur. Sans oublier la musique – cette musique si connue qui tout à coup devient autre, quasi impossible à reconnaître. Notre optique n’était pas de coller une étiquette, et de poser des droits d’auteur là-dessus. Mais plutôt de continuer à travailler ce duo en l’absence d’Odile, de prolonger le travail chorégraphique selon nos propres coordonnées esthétiques.
EH : Et c’est d’une certaine façon ce qui a été difficile pour Françoise Michel. Je crois qu’elle n’aime pas cette version – notamment parce que Odile, quand elle l’a vue au Garage, ne l’a pas aimée elle-même. Le fait que des danseurs s’autorisent à prendre ce matériau qui provient aussi d’eux – est sans doute compliqué ; cela correspond à un bouleversement auquel ont participé les danseurs et chorégraphes de notre génération. C’est la position que nous prenons, qui renvoie à certaines réflexions issues du groupe des signataires du 20 août – sur la notion d’auteur, de chorégraphe, d’interprète. Cette question reste vivante : qui a fait quoi, qui peut réinterpréter quoi et comment ? Nous faisons partie du testament d’Odile – qui mentionne les pièces qui pourront continuer à être jouées. Et même si c’est en notre nom, nous continuons à faire vivre son héritage. C’est aussi de cette manière que je relis l’événement A dancers day qui a eu lieu à Berlin, et où étaient présentés 10000 gestes, la création de Boris, et Etrangler le temps. 10000 gestes, ce sont 400 gestes en 20 secondes, et Etrangler le temps, peut-être un geste toutes les 40 secondes… Et ça fonctionne merveilleusement bien ensemble… parce qu’on y retrouve cette dialectique entre lignage et création vivante, continuité et rupture…
BC : Ce n’était même pas conscient de ma part, mais c’est vrai que ça fonctionne bien ensemble…
[ Clés du spectacle dans le Hall, 18h30 ]
Chorégraphie, Odile Duboc, 1996
Conception, Boris Charmatz et Emmanuelle Huynh, 2009